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Argentine: l’ombre des services secrets plane sur la mort du procureur Nisman

Meurtre ou suicide ? Cinq ans après, la mort du procureur Alberto Nisman n’est toujours pas élucidée. Mais de nouvelles révélations mettent en évidence le rôle d’agents de renseignements. Il avait accusé Cristina Kirchner de vouloir blanchir les iraniens responsables présumés de l’attentat contre la mutuelle juive Amia.

Officiellement, Alberto Nisman a été assassiné. Ainsi en a décidé un juge il y a deux ans, sur la base d’une enquête controversée de la gendarmerie. Ceux qui pensent qu’il a été tué se mobilisent ce 18 janvier pour défendre sa mémoire et réclamer que le coupables soient identifiés. En règle générale, ils pointent du doigt Cristina Kirchner, aujourd’hui vice-présidente. Mais ceux qui croient qu’il s’est suicidé – ou qu’on l’a poussé à le faire – rappellent que l’enquête en question, ordonnée sous le gouvernement du libéral Mauricio Macri, est venue contredire les résultats de deux autopsies réalisées par les meilleurs experts du pays immédiatement après la mort du procureur. De fait, le président péroniste Alberto Fernández, qui a succédé à Macri en décembre 2019, vient de déclarer que le travail des gendarmes « manquait de rigueur scientifique ».

Si la politisation de l’affaire, à laquelle n’échappe pas la justice, est loin de contribuer à l’éclaircissement de la mort de Nisman, des investigations journalistiques récentes ont apporté des éléments nouveaux sur les circonstances de celle-ci. En particulier, un documentaire du britannique Justin Webster diffusé sur Netflix en exclusivité pour l’Argentine et titré Le procureur, la présidente et l’espion. Ce dernier personnage est Antonio Jaime Stiuso, homme fort des services de renseignement pendant plus de quatre décennies et dont on savait qu’il avait été le principal informateur de Nisman sur l’attentat contre la mutuelle juive Amia, qui a fait 85 morts et 300 blessés le 18 juillet 1994.

Images et témoignages inédits

Avec des images et des témoignages inédits, le film de Webster montre que le rôle de Stiuso, dont la figure inquiétante domine les six heures du documentaire, a été plus important qu’on ne l’imaginait. C’est lui qui convainc Nisman de la responsabilité de l’Iran et du Hezbollah libanais dans l’attentat, apparemment sans trop de preuves, faisant que ce dernier écarte d’autres pistes, dont celle d’une certaine « connexion syrienne », qui n’aurait pas convenu au gouvernement de l’époque. Interrogé par Webster, un agent du FBI américain qui a participé à l’enquête, estime même que tout a été fait pour arriver à « une conclusion décidée à l’avance », qui arrangeait par ailleurs les États-Unis et Israël.

Pourrait-on dire la même chose de la reconstitution réalisée par la gendarmerie, qui a conclu à un meurtre commis par deux personnes, alors que les autopsies avaient écarté la présence de tiers sur les lieux ? Rappelons que Nisman est mort d’une balle dans la tête, tirée par un pistolet trouvé à ses côtés dans la salle de bains de son appartement. Il gisait dans une mare de sang et le corps bloquait la porte de la pièce en question. Le documentaire présente les photos prises par les officiers de police judiciaire quand le cadavre a été découvert. Comme l’on sait grâce aux autopsies que ce dernier n’a pas été déplacé, selon un expert qui analyse les images, la disposition du sang au sol exclut que Nisman n’ait pas été seul au moment où la balle a été tirée.

La thèse de l’assassinat remise en cause ?

Sans pouvoir se prononcer ouvertement, Webster semble exclure le meurtre. Mais pourquoi Nisman se serait-il ôté la vie ce dimanche 18 janvier 2015 ? Quatre jours plus tôt, il avait accusé la présidente Cristina Kirchner de vouloir que les suspects iraniens cessent d’être poursuivis par la justice argentine pour leur responsabilité présumée dans l’attentat contre l’Amia.

Selon lui, ce serait l’objectif secret de l’accord signé avec le gouvernement iranien deux ans plus tôt et prévoyant que ces derniers puissent être interrogés à Téhéran. Selon Kirchner, l’accord en question visait seulement à faire avancer les choses, étant donné que l’Iran refusait d’extrader ses ressortissants. En tout cas, d’après la plupart des juristes, l’acte d’accusation n’apportait pas de preuves de ces allégations.

Invité à le présenter devant le Congrès le lundi 19 par des députés de l’opposition, Nisman était attendu par les parlementaires de la majorité kirchnériste qui affirmaient qu’ils allaient « le démolir ». Selon de nombreux témoignages, on lui aurait promis des preuves qu’il n’a jamais reçues. Ce serait la raison de sa nervosité dans les 24 heures précédant sa mort, dont témoignent divers échanges recueillis par le documentaire. Le procureur s’interroge aussi sur les informations que lui avait fournies un agent dont il apparaît qu’il ne ferait pas partie des services de renseignements. Il essaie de joindre Stiuso, avec qui il avait toujours eu un contact étroit, mais ce dernier ne répond pas à ses appels. Se serait-il rendu compte qu’il avait été victime d’une manipulation alors qu’il ne pouvait plus reculer ? On évoque aussi un possible chantage.

Le rôle des services secrets en question

Il faut savoir qu’à l’époque, une guerre interne secoue les services secrets. Un mois plus tôt, pour des raisons inconnues, Cristina Kirchner a brusquement démis de ses fonctions Antonio Stiuso. Mais l’homme qui a fait la loi dans le renseignement pendant plus de 40 ans, remplacé par un de ses ennemis, compte encore de nombreux appuis, à l’intérieur comme à l’extérieur de la « maison ». Il y avait donc des espions pour et contre le gouvernement à ce moment-là. Quel rôle ont-ils joué dans la mort de Nisman ? On ne le sait pas, mais ils n’étaient pas loin, comme semblent le prouver deux enquêtes publiées par les principaux journaux du pays, La Nación et Clarín.

La première fait état de centaines de communications téléphoniques entre les membres de deux groupes rivaux d’agents ou ex-agents secrets le dimanche 18 janvier, alors que le procureur est mort à son domicile mais nul ne la sait encore car son corps sera découvert dans la nuit du dimanche au lundi. La seconde témoigne de la présence d’un agent pendant tout le weekend à proximité du domicile du collaborateur de Nisman censé lui avoir procuré, le samedi soir et à sa demande, le pistolet qui l’a tué. Ce membre des services de renseignements est alors en contact permanent avec un de ses supérieurs situé, lui, dans le quartier où habitait le procureur.

Ces informations permettront-elles de faire avancer l’enquête sur la mort d’Alberto Nisman ? Cela dépendra sans doute de la collaboration que voudront bien prêter les services de renseignements actuels, dont la direction a été renouvelée par le gouvernement d’Alberto Fernández. Mais aussi de la volonté d’avancer de la justice, dont on sait qu’elle n’échappe pas aux influences politiques.

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