Figure de la Gauche sénégalaise, Madièye Mbodj explique les mutations de cette doctrine dans l’espace politique. L’ex-Délégué général de Yoonu askan wi, qui a fusionné avec Pastef, refuse de parler de mort de la Gauche. Selon M. Mbodj, Ousmane Sonko est l’incarnation la plus visible de la Gauche nouvelle contemporaine. Dans cet entretien réalisé par mail, Madièye Mbodj parle aussi de son camarade Guy Marius Sagna.
«De la Gauche qui se meurt à la Gauche qui vit.» Ce titre de votre récente contribution suggèrerait-il autrement la renaissance de la Gauche avec Ousmane Sonko ?
En lieu et place du mot «renaissance», je dirais, citant le célèbre écrivain afro-descendant, Aimé Césaire : «C’est d’une nouvelle naissance qu’il s’agit.» Qui dit renaissance sous-entend quelque part déclin voire disparition. Cela n’est pas lié à une personne en tant que telle ni à une organisation spécifique car, tant qu’existeront l’oppression des peuples, l’exploitation de l’homme par l’homme, tant qu’il y aura des classes sociales et la lutte des classes, il y aura toujours, dans la sphère politique, une «Droite» qui se positionne du côté des oppresseurs et exploiteurs et une «Gauche» du côté des opprimés et exploités. En entrant en politique, c’est-à-dire en décidant de participer consciemment à la gestion des affaires de la cité, nous avons choisi, dès le départ, d’être des militants de Gauche et nous nous y tenons, en restant ouverts et disponibles, aux côtés de l’ensemble des hommes et des femmes partageant la même éthique de combat. Dans notre pays comme dans le monde, après les échecs et revers subis dans les tentatives d’édification du socialisme prolétarien, les organisations de Gauche ont enregistré un recul visible ces dernières décennies : certaines ont disparu, d’autres ont capitulé avec armes et bagages. Cependant de nouvelles forces montantes sont nées dans notre pays, sur notre continent et à travers le monde, portées en particulier par les jeunesses patriotiques, anti-impérialistes, panafricanistes et internationalistes, en lutte pour une alternative de rupture souveraine et populaire. C’est cela le sens et la portée du titre de ma contribution : «De la Gauche qui se meurt à la Gauche qui vit». Une «ancienne nouvelle Gauche» se meurt dans le gouffre de la capitulation et de la compromission, pendant qu’une «Gauche nouvelle contemporaine» se forge dans les tranchées des combats populaires, portant l’espoir de tout un Peuple, de tout un continent. Sonko en est, aujourd’hui dans notre pays, le porte-étendard le plus en vue, mais en même temps, il reste lucide car convaincu, comme il le dit lui-même, que «le Sénégal n’a pas besoin de messie ni de héros, mais d’une masse critique de citoyens conscients des enjeux et qui ont le courage d’agir».
En acceptant cette «fusion historique» de votre organisation, Yoonu askan wi, avec Pastef de Sonko, n’avez-vous pas conforté la mort de la Gauche sénégalaise ?
Que nenni ! La vraie Gauche, la Gauche en théorie et en actes, vit, revit et avance, suscitant un nouvel espoir au Sénégal, et plus largement en Afrique et dans le monde, comme je l’ai esquissé plus haut.
Guy Marius Sagna était membre de Yoonu askan wi. Est-il, par conséquent, membre de Pastef version fusion ?
Bien entendu, et cela ne pose aucun problème, tout comme l’appartenance de Guy, en même temps, à Yoonu askan wi et au Frapp n’a jamais constitué un problème ni pour le Frapp ni pour Yoonu askan wi. Il existe des plages de convergence entre les deux sphères, mais chacune respecte l’autre dans ses options et activités.
Comment analysez-vous son activisme qui lui coûte beaucoup de déboires judiciaires ?
Il convient, tout d’abord, de relever que ces multiples «déboires judiciaires» ne font que traduire l’acharnement du régime en place à vouloir confisquer, de façon inacceptable, les libertés démocratiques arrachées de haute lutte par notre Peuple et garanties par la Constitution en vigueur. Dans notre conception, l’engagement politique et citoyen est multiforme. Que ce soit la forme parti politique ou mouvement social citoyen ou une autre modalité, il appartient à chaque militante ou militant de choisir librement le créneau dans lequel il ou elle s’exprime et s’épanouit le mieux. Il reste entendu qu’à nos yeux, il n’existe aucune muraille de Chine entre ces différentes formes d’expression de l’engagement militant, notre seul repère, notre unique boussole demeure partout l’invariant suivant : «Servir le Peuple.»
La Confédération pour la démocratie et le socialisme (Cds) est aujourd’hui composée de partis membres de la mouvance présidentielle. Y a-t-il une possibilité de retrouvailles de cette Gauche de façon générale ?
Aucune organisation, dans notre pays, n’a fait plus que Yoonu askan wi pour l’unification des forces de Gauche. J’ai même un pincement au cœur en évoquant la Cds : j’y compte plusieurs amis à titre personnel ; qui plus est, elle a été créée le jour de mon anniversaire en 2015, au point que j’ai apporté moi-même le gâteau de célébration du premier anniversaire de la Cds en 2016 ! Mais comme je l’ai dit plus haut, la Gauche, ce n’est ni une enseigne publicitaire ni un nom pour se donner bonne conscience. C’est prendre parti, en théorie et surtout en actes, contre l’oppression et l’exploitation, le non-respect des droits des travailleurs ou des accords signés avec leurs organisations syndicales, la soumission aux intérêts des puissances impérialistes, le pillage et le bradage des ressources nationales, la pauvreté galopante, les inégalités et injustices sociales, la corruption et le brigandage financier ambiants, le piétinement constant de la parole donnée, l’instrumentalisation de la justice, la gestion autocratique, prédatrice, sombre et vicieuse des affaires du pays sous l’égide du présidentialisme néocolonial, etc. Sans oublier la ferme condamnation des tripatouillages constitutionnels et des «troisièmes mandats» en Côte d’Ivoire, en Guinée, au Sénégal et ailleurs. L’on dit bien souvent qu’en politique, il ne faut jamais insulter l’avenir ! Peut-être bien, mais ma conviction, étayée par les faits, est que, pour cheminer durablement ensemble, il est impératif de partager un projet, une éthique, des objectifs communs qui, pour nous, n’ont de pertinence que s’ils s’inscrivent dans le sens de l’alternative de rupture souveraine et populaire évoquée ci-dessus.
En arguant «l’analyse concrète de la situation concrète» chère à la Gauche pour l’alliance entre Sonko, «l’antisystème», et les autres du «système», admettriez-vous que la politique n’est qu’une affaire de circonstances et non de convictions ?
Question pertinente à laquelle j’apporte une réponse claire et nette : Non, jamais ! Les orientations, les principes, les convictions, sont pour nous les piliers inébranlables de toute action politique révolutionnaire. Mais la fermeté stratégique sur la vision, les valeurs, la mission n’a jamais voulu dire, nulle part, faire fi de la réalité ni manquer de souplesse dans la tactique de conduite de la lutte, selon les spécificités, objectifs et besoins propres à chaque étape décisive. Mao Zedong, pour venir à bout de l’occupation japonaise, a dû s’allier avec Tchang Kaï-Chek et les nationalistes du Kuomintang, même si après cet épisode, ces derniers se sont livrés à des massacres de masse des militants communistes ! Les impérialistes français, anglais et américains ont dû s’allier avec l’Urss de Joseph Staline pour faire barrage au péril nazi, et il a fallu la bataille de Stalingrad, lourde de sacrifices et de pertes humaines, pour amorcer le tournant de la guerre en février 1943 en faveur des alliés. Ici, dans l’histoire récente du Sénégal, en 2000, il a fallu au Pôle de Gauche composer avec Wade au sein de la Ca 2000, puis avec Niasse au sein du Fal, malgré la défection au dernier moment de Djibo Ka, afin de dessoucher le règne de 40 ans du régime Ups-Ps ! En 2012, il a fallu le rassemblement de l’essentiel des forces vives de la Nation autour de la coalition Benno bokk yaakaar pour barrer la route au projet de dévolution dynastique du pouvoir concocté par Wade-père, et assurer la victoire de Macky Sall au second tour de l’élection présidentielle, malgré les manœuvres des animateurs de la coalition Macky 2012 pour bénéficier du soutien de l’opposition et des Assises nationales, en évitant soigneusement d’être engagés par toute signature officielle et publique d’une plateforme politique unitaire entre les deux tours ! Voilà pourquoi j’ai tenu à rappeler, dans ma contribution, qu’en réalité aucune révolution, ni même aucun changement significatif dans aucun pays au monde, n’a jamais pu se produire, dans l’histoire contemporaine des luttes des peuples, sans que des pans entiers du «système» en place n’aient basculé, peu ou prou, à un moment déterminé, dans le camp de «l’antisystème».
Vous dites que certains hommes de Gauche ont «succombé à l’appât des pouvoirs» de Diouf, Wade et Sall. La Gauche ne devrait-elle pas participer à la gestion des affaires publiques ?
Ce qui a «perdu» le Pôle de Gauche en 2000, c’est moins de s’être allié à Wade et au Pds pour se défaire du Ps que de s’être disloqué volontairement au lendemain de la victoire, laissant le champ libre aux manipulations et autres menées wadiennes de division, favorisées par «le chacun pour soi», oubliant le projet autonome de transformation sociale porté par la Gauche, projet de l’alternative souveraine de rupture au service des peuples. C’est la même amnésie qui a ruiné la Cds. C’est ainsi que la participation à l’exercice du pouvoir, au lieu de servir à expérimenter et à faire avancer le projet de Gauche, a plutôt largement servi de révélateur des faiblesses idéologiques et politiques de pans entiers de cette Gauche qui n’ont pas réussi à sortir indemnes de l’épreuve du pouvoir, ayant plutôt choisi de capituler face aux «armes enchanteresses» du néolibéral-capitalisme.
Sur quelle base affirmez-vous que Sonko est l’homme de la «Gauche nouvelle contemporaine» ?
Dans ma contribution, je n’ai mentionné nulle part le nom de Sonko en tant qu’individu, même si, avec Plekhanov, je reconnais «le rôle de l’individu dans l’histoire», à travers notamment la capacité du leader à peser sur l’impulsion et l’accélération des processus historiques. Au demeurant, ni Pastef ni le Frapp d’ailleurs ne se dit nommément de Gauche : c’est dire que, pour nous, il ne s’agit nullement ici d’une question de personne ou de terminologie. Mais pouvez-vous seulement, en toute réflexion, me citer dans le landernau politico-social sénégalais actuel une organisation qui, en théorie et surtout en actes, est «plus à Gauche» que Pastef ou le Frapp ?
Que vous inspire l’éclatement de l’opposition en plusieurs coalitions ?
C’est peut-être plus manifeste cette fois-ci, mais nous nous devons, à la vérité, de souligner que l’opposition n’a jamais pu se retrouver dans une seule coalition, ni en 1988, 1996, 2000, 2007, 2012 ou 2014, ni même en 2009 du temps de Bennoo siggil senegaal. On peut cependant concevoir l’existence de différents blocs plus ou moins homogènes qui, cependant, coopèrent dans la lutte, ce que nous appelons : marcher séparément, frapper ensemble !