Les commémorations de la libération du camp d’extermination ce lundi 27 janvier en Pologne suscite une énorme couverture en Allemagne où l’on revient sur le poids du passé pour le pays. Après le refoulement de l’après-guerre, un travail de mémoire intense a vu le jour. Mais la percée de l’extrême droite aujourd’hui inquiète.
« Il n’y a pas d’identité allemande sans Auschwitz ». Le commentaire le 23 janvier dernier de la première chaîne de télévision publique ARD à l’occasion du discours du président Frank-Walter Steinmeier au mémorial de la Shoah de Yad Vashem en Israël résume bien le rôle central de ce génocide dans la mémoire allemande.
Le chef de l’État a ainsi déclaré dans son discours à Jérusalem : « Ceux qui ont commis ces actes, les criminels, les surveillants des camps, leurs aides, ceux qui n’ont rien dit étaient des Allemands. Cette machine de mort industrielle qui a fait six millions de victimes juives, le plus grand crime jamais commis dans l’histoire de l’humanité, a été orchestré par des Allemands. La guerre terrible qui a coûté la vie à plus de cinquante millions de personnes a été initiée et voulue par mon pays ».
Deux jours plus tôt, Angela Merkel, qui s’est rendu à Auschwitz début décembre, déclarait en ouvrant une exposition présentant les portraits de 75 survivants de la Shoah : « Chaque témoin que nous écoutons, les mémoires de déportés que nous lisons, chaque mémorial que nous visitons nous donnent conscience de notre responsabilité, nous Allemands, de conserver le souvenir de ces crimes commis par notre pays. Nous le devons à chacune des victimes ».
Un travail de mémoire permanent
La Shoah et le Troisième Reich jouent un rôle central dans l’identité allemande. On le voit dans les discours et les actes des responsables politiques. Mais aussi dans les médias qui consacrent ces jours-ci, mais pas seulement, de nombreux documentaires, reportages, interviews à cette époque. Beaucoup d’initiatives privées ont relayé le travail de mémoire à la base. On peut citer la pose en Allemagne et dans quelques pays proches de 75 000 pavés de la mémoire. On les trouve sur le trottoir devant les derniers domiciles des déportés où ils viennent rappeler aux passants qui a vécu là et où la personne a été déportée. Cette année à nouveau, la population est appelée à nettoyer ces pavés en laiton pour que la mémoire soit à nouveau plus visible. Des locataires qui s’intéressent à l’histoire de leur immeuble –et dont le propriétaire est d’accord– apposent des plaques à l’entrée de leur bâtiment pour rappeler la mémoire d’une victime du Troisième Reich qui y a habité.
Un passé pourtant toujours difficile à affronter
Mais l’Allemagne a mis du temps avant d’affronter ce passé. L’heure a d’abord été au refoulement après la guerre. Les quatre Alliés vainqueurs –USA, URSS, Grande-Bretagne, France– ont été d’une sévérité variable. Des peines ont été ensuite réduites. Il fallait recourir aux anciennes élites pour faire marcher la bureaucratie. Sur les 6500 membres de la SS qui ont servi à Auschwitz et ont survécu à la guerre, 29 ont été condamnés en Allemagne de l’Ouest et 20 en RDA. À l’Est, le régime communiste se définit comme un État antifasciste et ne versera pas contrairement à la RFA d’indemnisations aux victimes et à Israël. Le travail de mémoire à l’Est se focalise sur les persécutions subies par les communistes. Les juifs victimes de la Shoah ne sont pas mis en exergue. À l’Ouest, la nouvelle République fédérale songe d’abord à sa reconstruction. Une chape de plomb s’impose sur le passé encore frais. De nombreux anciens bureaucrates et responsables du Troisième Reich restent en poste. Les parquets, toujours occupés par des juristes ayant travaillé sous le régime nazi, ne sont pas très zélés. Il faut l’acharnement d’hommes comme le procureur Fritz Bauer pour qu’un procès de responsables d’Auschwitz s’ouvre au début des années1960. La couverture des médias, près de vingt ans après la fin de la guerre, provoque un choc. L’anonymat du génocide est remplacé par des noms et des visages. Mais les poursuites contre les auteurs et complices de la Shoah restent en Allemagne un échec majeur. La justice reste inerte ou considère que les inculpés n’étaient que des exécutants qui ne subissent à l’arrivée que de légères peines. C’est aussi l’époque où on considère que seul Hitler et son entourage étaient responsables des crimes commis et que les Allemands sont des victimes. Des enquêteurs et des juges trop zélés sont mal vus par leurs propriétaires, reçoivent des menaces ou découvrent des graffitis injurieux devant leur porte.
De plus en plus de procédures ouvertes contre les gardiens de camps
Le juge Bauer échoue dans les années 1960 à faire reconnaître le principe selon lequel la seule présence dans un camp devait suffire à faire des personnes concernées des complices de la Shoah. C’est près de trente ans plus tard après les poursuites engagées contre un ancien gardien de camp de Sobibor, John Demjanjuk, que la justice évolue. La cour d’appel de Munich estime qu’un meurtre concret ne devait pas être prouvé pour que l’Ukrainien qui vivait depuis longtemps aux États-Unis et avait été expulsé vers l’Allemagne soit considéré comme coupable. Cette décision au début de la dernière décennie a ouvert la voie à des procédures contre les derniers gardiens et autres surveillants de camps aujourd’hui nonagénaires. Des procès de dernière minute qui se heurtent au grand âge des personnes concernées, mais qui permettent à la justice contemporaine de faire oublier sa faillite d’autrefois.
Pour la société allemande en général, c’est la génération de 1968 qui remettant en cause de nombreuses règles interroge le rôle de ses parents et proches, et contribue à une réflexion sur le rôle des Allemands sous le Troisième Reich. En 1969, un nouveau chancelier est élu. Willy Brandt, un social-démocrate, a fui son pays pour combattre le régime hitlérien de l’extérieur. Son arrivée au pouvoir est un symbole. Son prédécesseur, le chrétien-démocrate Kurt Georg Kiesinger avait été membre du parti nazi.
Les cinquante dernières années ont été marquées par une réflexion sur les responsabilités du pays en général et de nombreuses organisations et entreprises sous le Troisième Reich. Le travail de mémoire effectué en Allemagne est souvent cité en exemple. Auschwitz fait partie de la raison d’être et de la raison d’État du pays et interfère dans les débats politiques. À la fin des années 1990, le nouveau ministre des Affaires étrangères, le Vert Joschka Fischer, justifie l’intervention dans l’ex-Yougoslavie par ce passé. Plus tôt, l’écrivain Günter Grass avait vu dans la division de son pays une juste peine pour les crimes commis par l’Allemagne.
En finir avec le devoir de mémoire ?
Mais 75 ans plus tard, le temps passe et certains pensent qu’il est temps de tirer un trait sur cette histoire et de ne plus définir en permanence le pays par rapport à cette période. Dans un sondage publié vendredi par la radio-télé Deutsche Welle, 37 % des personnes interrogées sont de cet avis. 60 % d’entre elles estiment en revanche que le travail de mémoire ne doit pas être remis en cause.
La percée ces dernières années du parti d’extrême droite représenté au Parlement fédéral, la montée de l’antisémitisme et l’augmentation des violences physiques contre des responsables politiques donnent au 75e anniversaire de la libération d’Auschwitz un éclairage des plus actuels. Dans son discours à Yad Vashem jeudi dernier, le président Steinmeier a déclaré : « Les esprits malsains d’hier réapparaissent aujourd’hui sous de nouveaux atours. Ils vendent leurs idées antisémites et autoritaires comme une réponse pour l’avenir. J’aimerais vous dire que les Allemands ont tiré pour toujours les leçons de leur passé. Mais je ne peux pas vous le dire alors que la haine gagne du terrain. » Lorsque le président allemand et son homologue israélien prendront, le 29 janvier au matin, la parole au Bundestag, près de cent députés d’extrême droite resteront peut-être inertes se refusant à applaudir les orateurs comme on l’a vu ailleurs lors de commémorations similaires.