Pour le pro-européen qu’était devenu Jacques Chirac, d’abord plutôt eurosceptique, l’UE avait vocation à s’agrandir. Mais Jacques Chirac a-t-il eu une véritable politique centre et est-européenne ? Ou bien a-t-il été distant vis-à-vis de cette région qui ne le passionnait guère ? Le bilan est mitigé. Dans les capitales d’Europe centrale, le sentiment est celui d’une occasion manquée. En revanche, il s’est employé à consolider le duo franco-allemand sur la durée.
Nous sommes en 1978, le 6 décembre, et Jacques Chirac est alors le dirigeant d’un parti gaulliste nouvellement créé, le Rassemblement pour la République (RPR). Un peu plus tôt, il a démissionné de son poste de Premier ministre de Valéry Giscard d’Estaing. Sortant d’un accident, il a la jambe dans le plâtre.
Le futur président français lance alors son appel de Cochin, contre « l’Europe supranationale », et pour une Europe plutôt portée sur les nations. L’UDF, parti de son ancien allié le président de la République, est décrit comme le « parti de l’étranger », celui de l’« abaissement de la France », rien de moins.
L’année suivante, en meeting pour les élections européennes, Jacques Chirac sort la sulfateuse : la construction européenne alors en cours est décrite comme celle de « l’impuissance ». Il parle d’une Europe « ouverte comme une passoire à toutes les crises » et « dominée par les intérêts germano-américains ».
Une « Europe du chômage », des multinationales qui « dictent leur loi », un « mollusque ». « Cette Europe où la France serait engluée comme dans un marécage », le jeune dirigeant de la droite gaulliste le promet avec « calme » et « détermination », il ne l’acceptera jamais !
Jacques Chirac, le défenseur de l’élargissement et du TCE
Dès son premier mandat de président, à partir de 1995, Jacques Chirac fait pourtant part de son enthousiasme pour le cinquième élargissement, rappelle notre correspondante à Budapest, Florence La Bruyère. Un élargissement notamment aux « Peco », huit pays d’Europe centrale et orientale.
S’ajoutent à ces pays (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, Estonie, Lituanie, Lettonie), qui font leur entrée dans l’UE en 2004 sous Chirac, les Méditérranéennes Chypre et Malte. Viendront ensuite, en 2007 toujours pendant son mandat, la Roumanie et la Bulgarie. Puis, sous Sarkozy, la Croatie.
Alors à l’Élysée, le président Jacques Chirac, assez ambivalent, « lors d’un entretien accordé au programme « Breakfast with Frost » de la BBC, lorsqu’on lui demanda s’il trouvait l’élargissement motivant ou s’il le voyait comme un problème, répondit « les deux« », explique le chercheur Katrin Milzow.
Les facteurs motivants sont à ses yeux exclusivement politiques. L’élargissement est pour lui enthousiasmant, « parce que les pays candidats sont depuis si longtemps désireux d’être complètement européens », et parce qu’ils « connaissent une situation si mauvaise depuis tant d’années ».
Pour le président Chirac, il s’agit au fond, pour les Quinze de l’époque, d’accueillir bras ouverts des frères. « C’est une famille qui se retrouve », justifie-t-il. Quant aux problèmes, ils sont selon lui d’ordre matériel : « Leurs économies ne sont pas au même niveau que la plupart des autres et il nous faut les aider. »
Il convient enfin de « faire des réformes » pour assurer la gouvernance de l’ensemble, alors régi par la règle de l’unanimité au Conseil. Ce qui viendra avec le Traité établissant une constitution pour l’Europe (TCE), rejeté par référendum en France et aux Pays-Bas ; c’est le grand tournant, l’échec du second mandat.
En Europe centrale et orientale, Chirac n’a pas d’ami personnel
En 1997, nous n’en sommes pas encore du tout là. Chaleureusement accueilli pendant sa tournée en Europe centrale, Jacques Chirac déclare que La Pologne, le pays du pape, doit pouvoir adhérer à l’UE dès l’an 2000. Et lors d’un sommet de l’Otan à Prague, il rend un vibrant hommage à Vaclav Havel, le président tchèque.
En 2000, pour montrer sa volonté d’ancrer les pays balkaniques dans l’Europe, Jacques Chirac organise un sommet des chefs d’État à Zagreb, capitale de la Croatie. C’est en fait en 2003, avant même l’adhésion des Peco, que les relations avec l’Europe centrale et orientale se gâtent, lors de la crise autour de l’Irak.
Contrairement à la France, les Européens de l’Est soutiennent en effet l’administration américaine, qui veut envahir l’Irak. Furieux, Jacques Chirac déclare que ces pays ne sont pas bien élevés. Cinglant, il affirme même que certains pays proches de Washington « ont manqué une occasion de se taire ».
Les Européens de l’Est n’apprécient guère ce rappel à l’ordre, même si l’adhésion à l’Union européenne viendra vite calmer le jeu. « L’Europe renoue avec sa pensée et retrouve sa géographie », se félicite alors le président français qui, pour autant, en 12 ans, se sera peu rendu dans cette partie du continent.
Excepté la présidente de la Lettonie, il ne se sera fait aucun ami personnel dans la région. Il y laisse l’image d’un président français pro-russe, avant tout préoccupé par sa relation privilégiée avec Vladimir Poutine, avec lequel il fera front – l’Allemagne aussi – face aux États-Unis de George Bush dans le dossier irakien.
Le raffermissement du fameux couple franco-allemand
La disparition de Jacques Chirac a suscité de nombreuses réactions en Allemagne, à la hauteur de la relation étroite qu’entretiennent Paris et Berlin, analyse notre correspondant à Berlin Pascal Thibaut. Trois chanceliers le côtoierontt : Helmut Kohl, Gerhard Schröder et enfin Angela Merkel.
L’ancien président français aura été le président de la Ve République avec lequel le premier partenaire de la France aura le plus longtemps travaillé. Certes, après son élection, sa coopération avec le chancelier Kohl ne peut rivaliser avec le duo historique que François Mitterrand formait avec ce dernier.
Mais en 1998, une nouvelle ère s’ouvre avec l’arrivée au pouvoir en Allemagne du social-démocrate Gerhard Schröder, qui restera en poste jusqu’à 2005. Le premier mandat de ce dernier est pourtant marqué par des tensions avec Paris, notamment sur les dossiers européens. Comme lors du sommet de Nice, en 2000.
L’élargissement de l’Union aux anciens pays communistes divise aussi Berlin, ancienne capitale d’Allemagne de l’Est, qui se fait l’avocat des nouveaux membres. La France est tout de même plus réservée : la question de l’élargissement sera longue, complexe et non linéaire entre les deux puissances ouest-européennes.
À l’occasion du 40e anniversaire du traité d’amitié franco-allemand de l’Élysée, en 2003, Paris et Berlin prennent un nouveau départ. Des rencontres régulières sont organisées. Des Conseils des ministres communs organisés. Un accord est trouvé sur la Politique agricole commune (PAC), cheval de bataille de Paris.
Côté gouvernance de l’UE, le poids de chaque pays au sein des institutions européennes fait également l’objet d’un compromis. Mais surtout, l’opposition de Jacques Chirac et de Gerhard Schröder à la guerre en Irak rapprochera les deux hommes. Ce jeudi, l’ancien chancelier a rendu un vibrant hommage à M. Chirac.
Le « non » des Français à la Constitution, peu avant l’arrivée au pouvoir de la conservatrice Angela Merkel, donne finalement un coup d’arrêt à cette nouvelle période d’impulsion franco-allemande. Jacques Chirac est dès lors affaibli, et ce sont surtout ses baisemains à la chancelière qui font parler d’eux en Allemagne.